Technologies en contexte organisationnel

Nous commencerons par explorer deux perspectives sur l'intégration des technologies en contexte organisationnel, soit, dans un premier temps, les modèles de l'écologie informationnelle et, par la suite, l'approche de l'informatique sociale (social informatics). Ces modèles et approche ne sont pas les seuls qui existent, loin de là!, mais ils apportent un regard complémentaire fort utile aux professionnelles et professionnels de l'information lorsque vient le temps d'examiner l'intégration des technologies en organisation.

Écologie(s) informationnelle(s)

Modèle de l'écologie informationnelle de Davenport & Prusak (1997)

Le premier modèle de l'écologie informationnelle que nous aborderons est celui de Davenport & Prusak (1997)[1]. Bien que le regard porté ne soit pas spécifiquement sur les technologies, la perspective présentée par les auteurs de la gestion de l'information se révèle porteuse. Ils y présentent la gestion de l'information selon une perspective écologique où différentes composantes informationnelles interagissent.

Modèle écologique de la gestion de l'information (Davenport & Prusak, 1997, p. 34, notre traduction et adaptation)

Sans entrer dans un trop grand détail sur ce modèle (qui relève plus spécifiquement de la gestion de l'information et non purement des technologies), il est intéressant de remarquer, d'une part, que l'environnement informationnel d'une organisation est imbriqué, en premier lieu, au sein de l'environnement organisationnel et, plus largement, dans l'environnement externe. Ces deux environnements (externe et organisationnel) comprennent parmi leurs caractéristiques les technologies.

D'autre part, ce modèle décompose l'environnement informationnel d'une organisation en six éléments informationnels qui sont étroitement reliés :

  • le personnel informationnel (donc les acteurs de la gestion de l'information);

  • la culture informationnelle[2];

  • les politiques informationnelles (par exemple, des normes ou des politiques qui régissent certains aspects de la gestion de l'information;

  • l'architecture informationnelle (par exemple, les sources et ressources);

  • les procédures en lien avec la gestion de l'information;

  • la dimension stratégique de la gestion de l'information.

On pourrait s'étonner de ne pas voir comme un élément en soi les technologies. Ces dernières en fait sont transversales. On les retrouvera dans l'architecture informationnelle, certains membres du personnel les géreront, les politiques informationnelles les prendront en considération, etc.

L'idée maîtresse à retenir dans le cadre du cours de ce modèle est que les technologies dans une organisation, entre autres en lien avec la gestion de l'information, ne vivent pas en vase clos. Elles sont, d'une part, partie prenante des différentes composantes de l'environnement informationnel de l'organisation et, d'autre part, elles seront influencées par les caractéristiques des technologies des environnements organisationnel et externe.

Écologies informationnelles de Nardi & O'Day (1999)

Nardi & O'Day (1999)[3] reprennent la métaphore écologique pour présenter cette fois-ci non pas une écologie informationnelle, mais des écologies informationnelles. Leur regard n'est pas en termes de gestion de l'information, mais sur le plan des technologies. Elles proposent une perspective mitoyenne entre les deux extrêmes que l'on retrouve parfois dans le discours des gens allant d'une acceptation des technologies sans aucun regard critique jusqu'à l'opposé où l'on refuse en bloc toute technologie :

We want to claim a middle ground from which we can carefully consider the impact of technologies without rejecting them wholesale.

(Source : Nardi & O'Day, 1999, p. 20)

Les auteures offrent un portrait intéressant des différentes métaphores prises pour décrire les technologies soit comme : outil, texte ou système. Elles arrivent à la conclusion que bien qu'intéressantes comme métaphores, ces dernières possèdent des limites. C'est ce qui les amène à proposer la métaphore de l'écologie. Elles définissent ainsi une écologie informationnelle :

We define an information ecology to be a system of people, practices, values, and technologies in a particular local environment. In information ecologies, the spotlight is not on technology, but on human activities that are served by technology.

(Source : Nardi & O'Day, 1999, p. 49, notre mise en gras)

Parmi les exemples d'écologies informationnelles donnés par les auteures, notons qu'elles y incluent bien logiquement les bibliothèques!

Il est intéressant de noter que, dans cette perspective aussi, les technologies ne sont pas présentées comme évoluant de manière autonome et isolée. En fait, pour ces auteures, le point central n'est pas tant les technologies que les activités humaines qu'elles desservent. Les technologies ne sont pas une fin en soi! La métaphore écologique retenue permet de bien faire ressortir les caractéristiques de ce qu'elles considèrent être une écologie informationnelle :

An information ecology is a complex system of parts and relationships. It exhibits diversity and experiences continual evolution. Different parts of an ecology coevolve, changing together according to the relationships in the system. Several keystone species necessary to the survival of the ecology are present. Information ecologies have a sens of locality. (p. 50-51)

(Source : Nardi & O'Day, 1999, p. 50-51, notre mise en gras)

On retient ainsi des écologies informationnelles de Nardi & O'Day que :

  • La technologie n'est pas le point central. Ce sont les activités humaines qu'elles desservent qui sont le centre de l'attention.

  • Une écologie informationnelle est un système complexe mettant en relation des personnes, des pratiques, des valeurs et des technologies, le tout dans un contexte particulier. La technologie n'est ainsi pas isolée et co-évoluera avec l'ensemble de cet écosystème.

L'approche de l'informatique sociale (social informatics)

Nous nous intéresserons maintenant à l'approche de l'informatique sociale (social informatics) dont les travaux fondateurs remontent aux années 1980. Fichman et al. (2015)[4] décrivent l'évolution de ce mouvement en quatre phases, allant des travaux fondateurs dans les années 80, de la période de croissance des années 90, suivie de 2000 à 2005 d'une période de cohérence et finalement, à partir de 2006 jusqu'à présent, de sa période de transformation. Bien que l'informatique sociale se soit développée en parallèle dans six pays (Norvège, Slovénie, Russie, Royaume Uni, États-Unis et le Japon), c'est la pensée américaine qui a pris le plus d'expansion au-delà de ses propres frontières géographiques. Un des fondateurs de l'informatique sociale américaine est Robert Kling qui la définit ainsi :

Socials Informatics refers to the interdisciplinary study of the design, uses, and consequences of ICT[5]s that takes into account their interaction with institutional and cultural contexts.

(Source : Kling et al., 2005[6], p. 6)

L'informatique sociale est interdisciplinaire et provient entre autres d'une volonté de chercheurs de différentes disciplines s'intéressant à la dimension sociale de l'informatique de se regrouper sous un même chapeau pour mettre en commun leurs travaux. Parmi les disciplines impliquées, mentionnons le domaine des systèmes d'information, les sciences de l'information, la gestion et la sociologie par exemple (Sawyer & Rosenbaum, 2000 cités dans Rosenbaum, 2017, p. 4214[7]).

Plus précisément, Lamb & Sawyer (2005) (cités dans Rosenbaum, 2017, p. 4213[7]) définissent l'informatique sociale ainsi :

A body of rigorous empirical research that focuses on the relationships among people, ICTs', and the social structures of their development and use. Social informatics studies engage a broad range of ICTs-from large, formal, organizational information systems such as medical records systems to everyday, informal, ofter highly-personalized devices such as mobile phones and personal digital assistants. In these studies, ICTs are seen as embedded within a larger social milieu that infuses meaning and purpose into their shaping and uses.

Tout comme pour les modèles de l'écologie informationnelle présentés précédemment, on retrouve ici aussi l'idée que les technologies ne sont pas isolées, mais qu'elles doivent être considérées en contexte social. Plus précisément, le diagramme ci-dessous présente les trois principaux pôles de l'informatique sociale : (1) les technologies, (2) la culture et (3) les institutions.

Portée de l'informatique sociale (Kling et al., 2005, p. 193, notre traduction)

Cette schématisation montre bien la présence très centrale des acteurs. On revient encore une fois avec l'idée que ce n'est pas la technologie qui est au centre, comme elle n'est pas une fin en soi, mais les acteurs qui la développent et qui l'utilisent. De plus, on y sent bien les influences multiples.

Les recherches effectuées dans le domaine de l'informatique sociale ont permis de mettre au jour certains résultats intéressants. Kling et al. (2005, p. 93-95, notre traduction) présentent ce qu'ils considèrent comme les concepts clés de l'informatique sociale :

  • Le contexte d'utilisation des TIC[5] influence directement les rôles et la signification des TIC. En résumé, le contexte est important : on ne peut considérer une technologie sans en tenir compte.

  • Les TIC ne sont pas "neutres" : certains profiteront de leur utilisation, d'autres non.

  • Les TIC produisent des effets multiples, parfois même contradictoires. En raison de l'importance du contexte, une technologie qui fonctionne bien dans une organisation ne fonctionnera pas nécessairement bien dans toutes les organisations.

  • L'utilisation des TIC comporte des considérations morales et éthiques qui peuvent avoir des conséquences sociales. Pensons par exemple à la question du droit à la vie privée et l'utilisation de certaines technologies de communication (courriel par exemple).

  • Les TIC peuvent être configurées différemment d'une organisation à une autre, comme elles regroupent différentes composantes.

  • Les TIC sont évolutives. Elles ont un passé et un avenir.

  • Les TIC évoluent pendant leur conception, leur développement et leur utilisation et ce avant et après leur implantation.

On retient donc de l'approche de l'informatique sociale l'importance du contexte dans l'étude des technologies qui touche deux de ses trois pôles (Institutions et Culture). De plus, au cœur du triangle formé par la technologie, la culture et les institutions se retrouvent les acteurs.

En résumé...

Rappel

L'examen des modèles de l'écologie informationnelle et de l'approche de l'informatique sociale permet de réaliser :

  • L'importance de considérer les technologies non pas de manière isolée, mais en contexte. Les technologies sont influencées par le contexte social ainsi que les environnements externe et organisationnel. D'une manière plus micro, les technologies sont transversales aux différentes composantes informationnelles de l'environnement informationnel d'une organisation.

  • La présence très centrale des acteurs. Une technologie n'est pas une fin en soi, elle vient soutenir des activités humaines. L'attention doit ainsi être portée sur ces acteurs.

  • La nature évolutive des technologies, du fait entre autres d'être imbriquées dans un contexte particulier.